Le plaisir de lire les Mémoires d’Hadrien. L’envie de voir la Villa Adriana, point de chute de l’Auguste, point de départ de Marguerite Yourcenar. Visite différée plusieurs années de suite. Pour des raisons que j’ignore, j’allais à Rome sans jamais pousser jusqu’à Tivoli.


De grands pans du livre s’étaient effacés de ma mémoire. Il ne me restait qu’un souvenir de grandeur diffus, l’idée de cet amour démesuré d’Antinoüs pour Hadrien, la mort volontaire de l’un pour asseoir la gloire de l’autre. Et la célèbre phrase : « je me sentais responsable de la beauté du monde », que je te répétais en riant ce matin de novembre où nous faisions la route ensemble, persuadés d’aller au devant d’une belle journée.


Il faisait froid, les images montaient mal. Je les collais contre moi pour les réchauffer. De capricieuses flaques de lait apparaissaient sur les films.


Avançant le long du Canope, frigorifiée, un fragment du livre que je pensais avoir oublié remonta à la surface. L’initiation aux Mystères d’Antinoüs. 

L’ambiance qui se dégageait de cette scène, le sang, la boue, la dynamique sacrificielle, trop proche de celle de mes cauchemars, me mit, pour la seconde fois, très mal à l’aise. Me revinrent tout ensemble la magicienne, le faucon, la boucle de cheveux coupés. La noyade. C’est le reflet d’un mort sacrifié que je photographiais dans les eaux vaseuses de la Villa.


Sur le trajet du retour, déçue et énervée, je refusais de te parler.


Le soir même, penchée sur l’évier de l’hôtel, je transférais mes polaroïds sur papier. Ces images en noir et blanc ne m’évoquaient rien. Je ne comprenais plus comment mon sentiment initial avait pu être si positif. 

Sur le point d’arrêter, jetant le nième carton de fond du nième film dans la poubelle, la couche chimique blanchâtre se craquela et apparut une image, celle du film imprimée en négatif sur le fond, dont j’ignorais l’existence. J’eus soudain sous les yeux le pendant sombre de cet Hadrien flamboyant que j’étais allée chercher. Ici se reflétait le souvenir inquiet que j’avais gardé de cet amour qui alla jusqu’à l’ultime don de soi.


Ce que j’avais réellement photographié était là, en tas, au fond de la poubelle. Je l’avais conservé en moi, malgré moi, et retrouvé dans les eaux noires du Nil qui coulaient à Tivoli ce jour là.


Ensemble de 6 négatifs de polaroïd encadrés (16cm*16cm) & 1 polaroïd transféré sur papier encadré (24cm*24cm)

© Clémentine Moranville

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